Lanceurs d’alerte : des dispositifs spéciaux pour les agents publics.
Le droit d’alerte – qui est, dans certains cas, un devoir – revêt des formes et relève de procédures variées, certaines spécifiques aux agents publics. Une circulaire du ministère de la transformation et de la fonction publiques est venue, le 26 juin 2024, rappeler les spécificités du régime de l’alerte dans la fonction publique. Points clés de la réglementation du lancement d’alerte dans la fonction publique.
La loi « Sapin 2 » a consacré dans notre droit un régime protecteur des lanceurs d’alerte, une mesure essentielle pour la lutte contre la corruption. La loi a été modifiée – élargie et simplifiée – en 2022, pour satisfaire à une directive européenne. Une circulaire récente (juin 2024) est venue préciser les conditions d’application de la loi dans la fonction publique, pour laquelle des régimes protecteurs existaient déjà.
La définition du lanceur d’alerte en vigueur aujourd’hui est la suivante :
« Un lanceur d’alerte est une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général (…) du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement » (article 6 loi Sapin 2)
Comme on sait, la divulgation d’informations peut normalement se voir opposer le secret professionnel, le secret des affaires, l’exigence de discrétion professionnelle ou de loyauté envers l’employeur. Avec des conséquences pour l’auteur qui peuvent être disciplinaires, pénales (la divulgation d’informations couvertes par le secret professionnels est un délit) et civiles (des dommages et intérêts pourraient lui être réclamés). La législation sur les lanceurs d’alerte a précisément pour objet de protéger les auteurs de signalement et divulgations agissant de bonne foi, même en cas de divulgation d’informations confidentielles. Sont exclues toutefois les informations couvertes par le secret médical, le secret de l’avocat, celui de la défense nationale, de l’enquête ou de l’instruction, et du secret des délibérations judiciaires (v. le II de l’art. 6 loi Sapin 2).
Des conditions strictes
Protectrice des lanceurs d’alerte, la loi impose des conditions strictes pour que puisse être enfreinte la protection du secret ou de la confidentialité.
La procédure obéit à un principe de gradation : sauf impossibilité, ou en cas d’absence de réponse appropriée suite à un signalement par un canal interne, il est possible de saisir une autorité externe dont la liste est fixée par décret. Cette liste inclut, outre le Défenseur des droits – à compétence générale -, des organismes comme l’Agence française anticorruption ou, pour les faits menaçant la santé publique, l’Inserm.
C’est seulement si une réponse appropriée n’est pas apportée par l’organisme extérieur saisi dans le délai fixé par la loi (3 mois en règle générale) que le lanceur d’alerte peut, en étant protégé, divulguer publiquement les faits incriminés (par les réseaux sociaux, par voie de presse…). Le lanceur d’alerte ne peut s’affranchir de cette condition préalable à la divulgation publique que dans certaines situations très spécifiques, notamment « en cas de danger grave et imminent »(v. le III de l’article 8 loi Sapin 2).
Il est essentiel de considérer que le statut protecteur de lanceur d’alerte ne peut être reconnu que si les conditions et procédures conformes à la législation sont respectées.
Des procédures spécifiques
La modification de la loi en 2022 a élargi la définition des lanceurs d’alerte, admis l’entourage du lanceur d’alerte au régime de la protection, simplifié les canaux de signalement et renforcé les mesures de protection. Mais elle a aussi exclu du champ d’application de la loi les situations dans lesquelles des dispositifs de signalement ont été établis par la loi en dehors de la législation sur les lanceurs d’alerte, dès lors que ces dispositifs présentent des garanties de protection équivalentes : « Lorsque sont réunies les conditions d’application d’un dispositif spécifique de signalement de violations et de protection de l’auteur du signalement prévu par la loi ou le règlement (…), le présent chapitre [c’est-à-dire le chapitre II « De la protection des lanceurs d’alerte »] ne s’applique pas » dit le texte au III l’article 6.
Les dispositifs mis en place dans la fonction publique pour le signalement des faits de harcèlement moral ou sexuel, discrimination, violences sexistes ou sexuelles et conflits d’intérêts relèvent de ces dispositifs spécifiques. Ils sont inscrits dans la loi (L135-6 CGFP pour le dispositif de signalement ; L135-3 CGFP établissant la fonction de référent déontologue). En outre, les mesures de protection des agents publics auteurs de signalement sont entièrement alignées sur celles de la loi sur les lanceurs d’alerte, les articles concernés renvoyant, en la matière, aux protections définies dans la loi Sapin 2 elle-même (voir notamment les articles L131-12 CGFP sur les discriminations et L133-3 du même code sur le harcèlement).
Les dispositions de la loi sur les lanceurs d’alerte ne s’appliquent donc pas aux agents publics qui signalent en interne des faits de harcèlement moral ou sexuel, discrimination, violences sexistes ou sexuelles et conflits d’intérêts. S’il s’agit d’autres faits, le code général de la fonction publique reconnaît formellement la possibilité d’effectuer un signalement ou une divulgation publique dans les conditions du droit commun de la loi Sapin 2 en vigueur (L135-4 CGFP).
En pratique, c’est donc essentiellement sur le signalement interne que se joue la différence – encore n’est-elle que de procédure – entre lanceurs d’alerte selon qu’ils sont agents publics ou non. Ce mécanisme juridique paraît n’avoir, en réalité, pas d’autre utilité que d’éviter des conflits de normes qui avaient pu surgir entre droit commun et droit de la fonction publique. Il préserve les particularités du statut des agents publics, fait de droits et obligations spécifiques.
Canal interne ou externe ?
La circulaire de juin 2024 appelle les agents publics à privilégier la voie du signalement interne tout en relevant que la saisine directe d’un canal externe, parallèlement ou comme alternative, reste toujours ouverte.
Dans la fonction publique, les canaux de signalement internes à saisir sont, selon le cas
- la cellule signalement mise en place en conformité avec l’article L135-6 CGFP, pour les actes de violence, discrimination, harcèlement, agissements sexistes ;
- le référent déontologue pour les conflits d’intérêts (qui peuvent également être signalés à l’autorité hiérarchique) ;
- le référent alerte, qui est le plus souvent également référent déontologue, pour le signalement de tous autres faits non visés par un dispositif spécifique tel que la « cellule signalement » ou d’autres dispositifs prévus par la loi (en matière de défense, notamment) ;
- l’autorité hiérarchique pour les conflits d’intérêts (qui peuvent également être signalés au référent déontologue).
Le signalement par le canal interne peut permettre, dans de nombreux cas, de résoudre le problème soulevé. L’administration concernée est, en effet, tenue de faire cesser, notamment, les faits de harcèlement moral ou sexuel, discrimination, violences sexistes ou sexuelles dont ses agents sont auteurs ou victimes. L’agent victime peut, d’ailleurs, demander réparation à l’auteur en se constituant partie civile au pénal ou, à l’administration devant le juge administratif (L134- 5 CGFP).
La voie du signalement externe (autorité compétente de la liste fixée par décret ou autorité judiciaire) peut toujours être saisie parallèlement ou alternativement, au cas où, notamment, le canal interne de signalement ne paraîtrait pas offrir les garanties utiles (risque élevé de représailles ou de destruction de preuves, notamment).
Dans le cas ou des faits qualifiables de délit (harcèlement moral, discrimination, etc., notamment) ou de crime (viol, notamment) la circulaire rappelle l’obligation, par ailleurs, d’en donner avis sans délai au procureur de la République en vertu du deuxième alinéa de l’article 40 du code de procédure pénale (on parle couramment de « signalement article 40 »).
En tout état de cause, un canal externe doit obligatoirement avoir été saisi préalablement et sans succès avant toute divulgation publique, faute de quoi le lanceur d’alerte ne serait plus protégé par la loi.
La protection de l’agent public lanceur d’alerte
La protection du lanceur d’alerte opère dès le signalement : son identité est strictement protégée ; sa démarche ne peut faire l’objet d’aucune sanction ou mesure de représailles professionnelles. La liste des mesures constitutives de représailles à l’encontre du lanceur d’alerte ou de l’auteur d’un signalement figure à l’article L 135-4 CGFP que complètent les 11° et 13° à 15° du II de l’article 10-1 de la loi Sapin 2 en vigueur. Il ne peut être poursuivi ni disciplinairement ni pénalement (art. 122-9 du code pénal) ni civilement (dommages et intérêts) du fait de ce signalement ou de ses conséquences. Il en va de même en cas de divulgation publique faite dans les conditions posées par la loi.
En cas d’action en justice, deux situations peuvent se présenter.
1) Le lanceur d’alerte peut être contraint d’agir en demande (c’est lui qui saisit le tribunal) pour faire cesser ou annuler des mesures de rétorsion prises à son encontre du fait de son alerte ou signalement.
2) Le lanceur d’alerte pourrait aussi être contraint d’agir en défense parce qu’on a intenté une action judiciaire contre lui dont la finalité réelle est de l’épuiser moralement et économiquement (on parle de « procédure bâillon »).
Dans les deux cas, c’est le régime de droit commun de la protection des lanceurs d’alerte qui s’appliquera à l’agent public. La « protection fonctionnelle » ne pourra pas, en principe, être sollicitée pour faire face à des poursuites relevant strictement de l’alerte. Définie à l’article L134-1 CGFP, la protection fonctionnelle amène la collectivité employant un agent à prendre en charge, notamment, les frais de justice et d’avocat de l’agent victime (ou auteur) de délits, sous réserve qu’il n’ait commis aucune faute détachable du service. En revanche, au lanceur d’alerte qui en ferait la demande, le juge pourra allouer des provisions et subsides mis à la charge de la partie adverse et pourra même leur donner à tout moment un caractère définitif, c’est-à-dire non remboursable quelle que soit l’issue du procès (v. le III de l’art. 10-1 loi Sapin 2). Dans les deux cas également, le juge demandera à la partie opposée au lanceur d’alerte en cause d’apporter la preuve que ses actes ne sont pas des représailles motivées par l’alerte ou le signalement. C’est l’un des rares cas, dans la législation, où la charge de la preuve est inversée.
Les représailles contre un lanceur d’alerte et les procédures abusives contre lui sont par ailleurs punissables de peines pouvant aller jusqu’à un an de prison et 15 000 € d’amende, et jusqu’à 60 000 € en cas de procédure « bâillon » abusive (art. 13 lois Sapin 2). Symétriquement, les dénonciations abusives, faites de mauvaise foi ou avec légèreté exposent à des sanctions pour « dénonciation calomnieuse », infraction passible de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende (art. 226-10 du code pénal).
Un droit à mobiliser avec mesure
Signalement et alertes sont des droits, parfois des obligations, souvent une nécessité, à disposition des agents publics pour faire cesser des dysfonctionnements présentant une certaine gravité (c’est le cas des infractions délictuelles), préjudiciables au service public, au bien commun, à la collectivité. Des droits à mobiliser avec précaution, après s’être assuré, dans toute la mesure du possible, de la matérialité des faits dénoncés. Et après avoir recherché les conseils utiles, qui peuvent être-proposés, notamment, par les référents déontologues auxquels l’agent public a toujours accès.
- Philippe Amiel, docteur en droit, président du collège de déontologie de l’Inserm
Textes de référence
Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (articles 6 à 16), version en vigueur incluant les dispositions de la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte.
Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, transposée en droit national par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte (loi « Wassermann » modifiant la loi Sapin 2).
Décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022 relatif aux procédures de recueil et de traitement des signalements émis par les lanceurs d’alerte et fixant la liste des autorités externes instituées par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte.
Circulaire du 26 juin 2024 relative à la procédure de signalement des alertes émises par les agents publics et aux garanties et protections qui leur sont accordées dans la fonction publique dans le cadre des articles 6 à 15 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique modifiée par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte.
Code général de la fonction publique : codifie (ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021) les dispositions de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite « loi Le Pors », qui est donc obsolète.